En tant que doyen d’âge, et disposant de quelques jours d’inaction, il m’a semblé utile de rédiger ces quelques pages décrivant le camp IBCFL.
Nous sommes au centre du Laos, dans les reliefs karstiques de la province de Khammouane, à la latitude de 17°59′ Nord, la même que celle de Nouakchott en Mauritanie. De Vientiane jusqu’à Konglor, la route est excellente et le trajet aisé. C’est à Konglor que commencent les surprises !
L’accès à notre site, dans la haute vallée de la rivière Hin Boun, nécessite une navigation à contre-courant sur le bief souterrain de cette rivière, sous environ 100 mètres de roches karstiques : une heure de pirogue dont les moteurs résonnent sous les voûtes, pour parcourir les 7,5 km de la grotte de Konglor. Il s’agit d’une navigation dans le noir : les piroguiers ont des lampes frontales qui leur permettent d’éviter les roches tombées de la voûte et de choisir le bon itinéraire. Il fait presque froid. Équipées d’étroits caillebotis qui portent nos bagages, les pirogues prennent beaucoup d’eau et s’échouent fréquemment sur des fonds de gravier : il faut descendre et pousser ! Impressionnante, cette grotte de Konglor, notamment l’entrée et la sortie qui ressemblent à d’énormes gueules entourées de stalactites qui font comme de grandes dents noires.
Dessin de Francis Hallé : entrée grotte de Konglor
En amont de la grotte, la Hin Boun est un joli cours d’eau qui serpente entre les jardins provisoirement abandonnés : en mai, le tabac est déjà récolté et exporté vers Vientiane, la culture du riz est à peine commencée. La vallée est dominée par de hautes falaises, karsts crochus d’un côté, grès plus massif de l’autre. A part l’étroite bande jardinée autour de la rivière, les deux piémonts sont couverts de forêts.
L’accès à notre camp est loin d’être aisé ; une piste défoncée, boueuse dès les premiers orages, est lentement parcourue par des « tak-tak », petits tracteurs à très longs guidons traînant des charrettes en bois dépourvues de toute suspension. Dans l’odeur des gaz d’échappement, on se fatigue le dos sur les ornières et les diguettes des rizières. Les « tak-tak » s’embourbent souvent : il faut descendre et pousser ! Compter trois bonnes heures entre la sortie de la grotte et le camp.
Le site du camp : un débroussement de quelques centaines de mètres carrés entre la forêt et la rivière, où une famille de cultivateurs de tabac a installé sa ferme. Un hameau agricole : deux bâtiments en bois sur pilotis, aux murs de bambous déroulés et tressés, trois hauts séchoirs à tabac aux parois de torchis, enfin une petite maison en bois pour la famille des cultivateurs, qui est devenue la mienne et celle de mon épouse lors de son bref passage ici.
A ce hameau, Opération Canopée a ajouté une sorte de hangar bâché qui sert de cuisine, des douches et des WC, un séchoir pour les plantes des botanistes, un village de tentes pour les chercheurs de passage et une vaste toile centrale (le « boukarou ») sous laquelle nous prenons nos repas. Les permanents de l’équipe logent à l’étage des deux bâtiments en bois, dont les embases sous pilotis sont occupées, l’une par un petit laboratoire, l’autre par une sorte de bureau où l’électronique et les ordinateurs sont au sec. L’un des séchoirs à tabac abrite les groupes électrogènes, l’autre une corderie. L’aménagement du camp a soigneusement préservé les beaux arbres, des Lagerstroemia dont les troncs blancs semblent martelés, des Figuiers cauliflores à feuilles opposées, des Gonocaryum qui sèment leurs petites corolles vertes, des Callicarpa qui couvrent le sol de fleurs bleu pâle et surtout, des Dipterocarpus dont les fruits tombent en tourbillonnant à chaque coup de vent.
Le camp IBCFL de la Hin Boun abrite en moyenne une quarantaine de personnes, l’occupation ayant culminé vers la mi-mai à 53 habitants ! Logisticiens, bricoleurs polyvalents, grimpeurs et guides, cuisinières, chercheurs, visiteurs, parents et amis, photographes et cinéastes, médecins, pilote et architectes. Deux sous-groupes apparaissent, les Asiatiques et les Européens, mais la réalité est plus complexe puisque huit nationalités ont été représentées.
Qu’ont fait tous ces gens ? Que font-ils ? Une équipe technique a installé le camp à la fin avril et en a assuré l’approvisionnement en eau courante, en gaz et en électricité ; les logisticiens gèrent les liaisons avec Vientiane, organisent les arrivées et les départs, font venir l’essentiel de la nourriture quotidienne : sacs de riz, huile, ail, Beerlao, etc… ; les cuisinières réalisent le tour de force de nourrir tout le monde à la satisfaction générale ; les grimpeurs ont ouvert les pistes forestières, lancé des ponts sur la Hin Boun et installé dans les arbres les engins utilisés pour l’observation et les récoltes en canopée : je reviendrai sur ce point ; notre médecin reçoit des groupes de paysans locaux et elle a, je crois, beaucoup plus de travail avec eux qu’avec les habitants du camp ; les scientifiques travaillent chacun dans leur domaine : les plus nombreux sont les botanistes, les autres sont entomologistes, herpétologues, ornithologues, mammalogistes, virologues ou spécialistes de la transmission des virus par les moustiques. Leur principal terrain de chasse est la forêt qui nous entoure ; la plupart s’y rendent le matin et en reviennent tout crottés dans la journée, mais les mammalogistes et les spécialistes de reptiles préfèrent s’enfoncer en forêt une fois la nuit tombée pour y chasser à la lueur des lampes frontales. Reptiles et mammifères vivent aussi dans les nombreuses grottes du karst, lesquelles font l’objet de visites régulières.
Quelques mots sur la forêt d’ici : le relatif isolement de la haute vallée, en réduisant la pression humaine, a permis le maintien de belles surfaces de forêts primaires, surtout sur les pentes où l’exploitation des bois est difficile. Toutefois, les abattages d’arbres n’ont pas cessé ; les Lagerstroemia servent à construire les maisons paysannes et, plus grave, les bois rouges et précieux – Afzelia, Dalbergia – sont abattus clandestinement, évacués par la grotte de Konglor et vendus au Vietnam voisin. Si la forêt perd ses bois précieux, elle n’en reste pas moins belle et d’une richesse floristique exceptionnelle, regroupant des espèces himalayennes avec des espèces d’Asie équatoriale. L’un des désagréments liés aux pluies : les sangsues rampent sur le sol et s’attaquent à nos chevilles !
Notre objectif majeur est l’inventaire de la diversité biologique au niveau des canopées ; l’époque est révolue où nous pouvions mettre en œuvre de grands appareils – Radeau, luge des cimes, dirigeable, arboglisseur – mais nous avons une série d’engins plus modestes et mieux adaptés aux forêts d’ici : les uns sont mobiles, les autres fixes.
La Cinébulle et la Bulle des Cimes de Dany Cleyet-Marrel volent chaque jour lorsque le temps le permet ; ces engins mobiles sont adaptés au temps calme et ne s’accommodent ni du vent ni de la pluie. Par beau temps nous les utilisons pour des récoltes botaniques et la pose de divers types de pièges à insectes.
L’Icos et l’Étoile des Cimes de Gilles Ebersolt sont des engins fixes. L’Icos est une structure habitable, amarrée dans la cime d’une très haute Meliaceae, Toona ciliata. On y accède et on en descend par une paire de confortables tyroliennes construites par Animo, partenaire de Opération Canopée au Laos. L’Icos est un observatoire canopéen et un site de piégeage ; on peut y passer la nuit en hamac.
L’Étoile des cimes a un rôle particulier pour nous car il s’agit d’un prototype. Le 14 mai au matin, Dany l’a soulevée avec sa Cinébulle et l’a transportée jusqu’à la forêt voisine ; au sommet d’une grande Dipterocarpe, Gilles, accompagné de grimpeurs, l’attendait pour insérer son « Étoile » et la fixer aux branches.
Il s’agit aussi d’une structure habitable, d’un observatoire et d’un site de piégeage auquel on accède soit en grimpant aux cordes le long de l’arbre, soit en faisant faire un détour à la Bulle des cimes.
Ces quatre engins – Icos, Étoile, Bulle et Cinébulle – n’épuisent pas nos capacités d’accès à la canopée. Deux talentueux grimpeurs, Jean-Yves Serein et Nouï Baiben, accèdent aux sommets des arbres forestiers pour y récolter des échantillons ou y fixer des pièges et un guide de haute montagne, Philippe Gaboriaud, permet et sécurise l’accès aux zones karstiques.
Je termine cette vision du camp IBCFL-Opération Canopée par le récit d’une journée normale, sans incident particulier. Sauf s’il pleut, la nuit est propice au concert de la faune ; sur un rythme lent, on entend le grand gecko nommé « to-kay », les grenouilles du marais, les oiseaux de nuit, le tout sur le fond sonore des insectes. L’aube survient à 5 heures, et c’est à peu près l’heure à laquelle se lèvent les plus courageux d’entre nous ; on imagine que les cuisinières se lèvent plus tôt encore puisque le petit déjeuner est déjà prêt.
Ceux qui dorment encore sont réveillés vers 6 heures par le bruit du brûleur gonflant la Cinébulle : des ronflements bien étranges puisqu’ils sont à la fois terrifiants et rassurants. Depuis 25 ans, quelque soit le continent, c’est le bruit matinal des camps d’Opération Canopée. Les bruits du brûleur ne sont pas les seuls : les habitants de notre camp sont singulièrement bruyants, n’hésitant pas à s’interpeller à distance pour des raisons secondaires, quelle que soit l’heure de la journée. Cela les rassure peut-être dans un environnement parfois hostile ; par contraste les originaires du Laos sont toujours d’une grande discrétion.
Vers 8 heures, un groupe d’une dizaine de botanistes part en forêt, avec des réserves d’eau et de nourriture, un sécateur emmanché et de grands « sacs tiers-monde » en raphia plastique pour rapporter les récoltes.
Au camp, la fin de la matinée est souvent utilisée pour laver le linge dans la Hin Boun. Nous sommes à peu de distance de sa source et, avant l’arrivée des pluies, notre rivière n’avait que 4 mètres de large ; on pouvait y faire la lessive ou y prendre des bains, mais au risque d’attirer des sangsues aquatiques, plus grosses que celles de forêt et qui nous arrivent dessus en nageant avec souplesse et détermination.
Dans la matinée on assiste au retour des herpétologues qui ont chassé les reptiles en forêt ou dans les grottes pendant la nuit. Leurs prises les plus spectaculaires, souvent de gracieux serpents, sont exposées au milieu du camp et les photographes se précipitent, tels des paparazzi. Je mesure alors l’énorme différence qui séparent les attractions qu’exercent sur nous les animaux et les plantes ; si belles soient-elles, jamais ces dernières n’attirent les paparazzi. C’est dans la nature des choses et les botanistes se mettraient dans leur tort en s’en formalisant. D’ailleurs tout le monde ici s’intéresse aux animaux et admire en particulier les superbes papillons qui traversent le camp dans les taches de soleil ou s’assemblent en troupes plurispécifiques sur les bancs de sable humide.
Vers midi, déjeuner sous le « boukarou ». La file indienne pour atteindre les plats me rappelle les cantines d’entreprise ou les restaurants universitaires. Le déjeuner est l’occasion d’une ségrégation ethnique spontanée, indemne de toute animosité : les Asiatiques sont à une table et les Européens à une autre. Dans ce camp tout le monde s’entend très bien ; en un mois je n’ai été témoin que d’une seule dispute, purement verbale d’ailleurs, entre un guide et un gamin de 12 ans, pour une histoire de canette de Coca Cola ! Le déjeuner est excellent, grâce à Wong, notre belle et sympathique chef cuisinière.
L’après-midi est occupé au rangement des récoltes. Trop nombreux pour travailler dans le laboratoire, les botanistes ont eu droit à une installation spéciale sous une vaste voile blanche – un foc du Vendée Globe ! Les plantes sont triées, numérotées, identifiées autant que possible et placées entre des feuilles du Vientiane Time ou du Bangkok Post, séparées par du carton ondulé. L’ensemble est ensuite pressé entre deux planches, retenu par des cordes vigoureusement tendues, puis placé sur le séchoir à butane qui fonctionne toute la nuit. Le butane est le même que celui qui sert au brûleur de la Cinébulle.
Les fins d’après-midi ensoleillées sont marquées par le bruit assourdissant des cigales. Celles d’ici se font remarquer par des sons qui évoquent des arcs électriques ou des scieries.
Vers 18 heures, le crépuscule s’annonce et la température baisse. Lorsque le temps est beau, c’est un moment délicieux qui appelle la discussion et l’apéro. Le coin agréable pour cette petite cérémonie quotidienne est une table sous les arbres, sur une berge dominant la Hin Boun..
On retrouve la ségrégation ethnique spontanée car il y a, en réalité, deux tables d’apéro, en deux points opposés du hameau. D’un côté on boit de la Beerlao et de l’alcool de riz (lao-lao) parfumé avec des plantes, accompagné de chips de bananes ; de l’autre de la Beerlao et du pastis avec des arachides grillées. Cette ségrégation n’est nullement stricte – d’ailleurs j’aime bien le lao-lao ! Le cas de mes deux collègues indiens, Ramesh et Ayyappan, est singulier : un soir ils choisissent le groupe asiatique, un autre ils s’intègrent au groupe européen dont ils sont proches par la culture et la langue. Quelle que soit la table d’apéro choisie, on a une belle vue sur la rivière, le champ de tabac provisoirement abandonné et couvert d’amaranthes, la haute et sombre marge forestière et la Bulle des cimes qui monte et descend comme un énorme ludion.
A 20 heures le dîner est pris en commun sous le « boukarou » fortement éclairé par de grosses lampes fixées sous la faîtière. Presque chaque soir, après le dîner, nous avons droit à une « conférence » : un membre de l’opération IBCFL vient expliquer ce qu’il est venu faire parmi nous, ou ce qu’il a dans la tête en ce moment. Tout le monde apprécie ces instants ; mais « conférence » est un mot trop formel pour décrire ces moments de parole spontanée où de vraies émotions intellectuelles alternent avec de franches rigolades, notamment lorsque le « conférencier » reçoit dans le cou de gros insectes attirés par les lampes. Dans ces occasions de discussions libres, la pédanterie est bannie, l’humour est bienvenu.
En début de nuit, les entomologistes allument des pièges lumineux de l’autre côté de la rivière : le drap blanc se couvre d’insectes attirés par la lumière.
Les jours ont passé. Nous sommes maintenant au début juin et la saison des pluies s’est installée, ce qui complique tout, les marches en forêt comme le séchage du linge, les vols de Cinébulle comme les simples déplacements dans le camp. Les pluies abondantes de ces jours-ci ont pourtant un gros avantage : elles font monter la rivière, ce qui permet aux pirogues d’atteindre le camp et nous délivre des pénibles trajets en « tak-tak ».
Le camp se vide, nous ne sommes plus très nombreux. Les fruits de Dipterocarpes ont cessé de voler en tourbillonnant ; on les voit maintenant germer dans la boue, par centaines. Une aventure humaine, technique et scientifique s’achève ; mais les libellules n’en ont cure et elles continuent à pondre dans les larges flaques laissées par la mousson.
Francis Hallé
Juin 2012