Après dix années passées à travailler en Afrique tropicale comme entomologiste à l’IRD, et malgré cinq séjours récents à Madagascar, l’envie d’un retour en grande forêt pluviale me démangeait depuis un certain temps. Quand un naturaliste a goûté au monde tropical, il lui est difficile d’y renoncer, même temporairement. Alors, quand s’est présentée l’occasion d’aller bioter, comme le dit si bien mon collègue et ami Henri-Pierre Aberlenc, en Asie du Sud-Est dans le cadre de l’opération « Inventaire de la biodiversité des canopées forestières du Laos » je n’ai pu résister à ce chant des sirènes. A fortiori lorsque une telle expédition rassemble un aréopage de passionnés de différentes spécialités et où l’on peut s’enrichir quotidiennement du savoir des autres participants et avoir ainsi une approche et une idée beaucoup plus globale de la diversité floristique et faunistique d’une région. Sans compter, évidemment, l’accès à la canopée dont j’avais toujours rêvé et que seuls de gros moyens logistiques permettent. Quel plaisir de renouer avec l’atmosphère si particulière des nuits de chasse au cœur du mystère des grandes forêts primaires. Ici ce n’est plus la promesse de l’aube mais bien celle du crépuscule, de chaque crépuscule, qui est chaque fois une plongée abyssale dans l’infinie diversité de la vie et plus particulièrement des insectes, ma spécialité, groupe qui représente les deux-tiers des espèces connues sur terre, toutes formes de vie confondues. Moments de grâce qui se situent aux confins de la science et de la contemplation, où la synthèse de mon amour pour le vivant s’opère le plus pleinement. Quand la rigueur de la recherche rejoint l’esthétisme le plus extraordinaire pour créer une émotion intense et absolue. Celle d’être un témoin, muet d’admiration, au cœur des hauts piliers de la cathédrale végétale qui nous entoure. Il est 18h30, l’obscurité ne va pas tarder à nous envelopper complètement. Notre dispositif est en place et nous allons bientôt démarrer le groupe électrogène. Un petit coup de démarreur et le ronronnement familier de la machine se fait entendre. Il nous bercera tout au long de cette aventure nocturne, mais pas question de s’endormir pour autant. Nous alimentons d’abord la lampe d’appel de 250 watts fixée sur une longue perche de 4 à 5 mètres, puis les lampes de 160 watts qui sont au niveau des draps à deux mètres du sol. Pour l’heure, les ampoules ne délivrent qu’un halo timide, pâle et violacée. Il faut laisser chauffer les ballasts qui les alimentent. C’est fait et au bout de quelques minutes, tout est en place et la lumière délivrée est d’une blancheur aveuglante.
Et le ballet commence, d’abord timidement puis au fur et à mesure que l’obscurité se fera plus dense, il s’amplifiera, s’intensifiera. Les premiers visiteurs viennent voleter doucement, attirés par cette nouvelle attraction. Les soirées étant plutôt calmes dans cette région reculée, les curieux ne vont pas tarder à venir en masse. Nous en profitons pour allez retrouver nos collègues et nous restaurer car c’est l’heure du repas. Kine Khrao comme l’on dit ici, c’est-à-dire à table ou plus littéralement « venez manger le riz ». Car il est, ici, de tous les repas. Mais leur riz gluant est si bon que personne ne songerais à l’exclure de son régime quotidien. Du reste, tous les plats préparés par Vong et son équipe sont excellents et nous profitons pleinement de ce moment de retrouvailles où l’on partage les émotions et les découvertes de la journée. Mais le travail nous appelle et l’on ne peut pas s’éterniser autour de la table. La nuit, comme toujours en zone tropicale, s’est faîte très vite. Nous rejoignons notre site d’étude en enjambant la petite rivière grâce à un arbre jeté d’une berge à l’autre. Exercice d’équilibristes avant d’aller affronter la scène illuminée de notre théâtre campagnard. Il fait maintenant parfaitement noir. La lumière de nos puissantes ampoules à vapeur de mercure laisse deviner, à la périphérie de notre dispositif, les fûts blanchâtres qui montent vers un ciel profondément obscur. Ne pouvant voir la canopée qui se fond dans la noirceur des ténèbres, ces élans de vie forment une étrange colonnade végétale qui se perd dans un infini impénétrable. Immense péristyle vivant et majestueux autour de notre clairière qui délimite la zone connue de celle où règne le mystère insondable. Au-delà ce sont les profondeurs de la sylve humide plongées dans les ténèbres de ces nuits sans lune. Celles-là même que nous recherchons pour que nos récoltes soient plus fructueuses quand la gent ailée n’est pas perturbée par notre concurrent le plus redoutable ; le grand luminaire des ténèbres quand son globe d’argent empli nos nuits de sa clarté laiteuse. Le silence de ce temple n’est interrompu que par le vrombissement des cigales mâles qui rivalisent de cymbalisations stridentes pour attirer leurs femelles respectives. Et là, nous voyons défiler, comme des enfants émerveillés face à la devanture d’un confiseur, l’extraordinaire miracle de la vie. Ces millions d’années d’évolution qui ont façonné cette richesse de formes et de couleurs qui constitue la biodiversité actuelle de notre belle planète bleue. Somme esthétique inimaginable pour qui ne s’est pas penché sur ces êtres que beaucoup ignorent voire méprisent. Insignifiance tout juste digne d’un coup de talon pour bon nombre de nos contemporains. Et pourtant qui peut rester insensible à ces apparitions magiques ? Ces êtres sortant du néant de l’obscurité environnante, et qui viennent, parfois de bien loin, tournoyer autour de nos gros bulbes blanchâtres. Ces globes ovoïdes émettant dans leur spectre lumineux des ultra-violets auxquels les insectes sont sensibles. Ils finiront par s’abattre sur les draps blancs que l’on a tendus verticalement entre de gros piquets de bambou. Voilà les premiers Coléoptères, cet immense ordre qui forme la plus importante composante de la classe des insectes et par là-même le plus grand groupe animal avec près de 350 000 espèces connues et décrites à ce jour. Pas de raison, évidemment, qu’ils ne tiennent pas leur rang dans nos nuits enchantées. Quelques petites espèces, difficiles à situer, tournoient sans faiblir et emplissent l’air de leurs circonvolutions interminables. Mais voilà un invité plus conséquent de la famille que j’étudie et affectionne particulièrement, les capricornes ou longicornes, nommés ainsi en raison de la longueur, parfois extravagante, de leurs antennes. Les scientifiques les appellent Cerambycidae et ils représentent une part importante (40 000 espèces) des porteurs d’ailes antérieures cornées, ces fameux coléoptères dont l’évolution a modifié la première paire d’aile pour qu’elle fasse partie intégrante du squelette externe, c’est-à-dire de la carapace des insectes. Elles ne servent plus à voler mais protègent les ailes postérieures, membraneuses et fonctionnelles, qui sont repliées dessous. Voilà donc un Dorysthenes, gros longicorne marron avec, pour le mâle, de beaux couteaux, courbes et acérés, en guise de mandibules. Cet insecte, puissamment armé, arrive à pied, difficilement, jusqu’à nous, un peu empêtré dans les herbes inégales entourant notre petit camp. De nombreuses espèces proches de cette famille, bien qu’attirées par la lumière, ne se posent que rarement sur les draps. Sans doute, une fois près du but, la trop vive clarté agit plus comme un répulsif que comme un attractif. N’importe, nous inspectons aussi les abords du dispositif afin qu’une espèce potentiellement intéressante ne nous échappe. Notre expérience nous ayant enseignée que certaines bêtes n’aiment pas le devant de la scène et les éblouissements des projecteurs. Au moment de se saisir de ce marcheur nocturne, il faut faire attention car sa morsure serait douloureuse. Les larves de ces insectes se nourrissant quasi-exclusivement de bois, étant essentiellement xylophages, leurs dents sont suffisamment puissantes pour forer les troncs les plus durs. On comprend bien que notre tendre épiderme ne résisterait pas à de tels sabres. De notre côté nous ne boudons pas notre spectacle et la soirée se poursuit. Nous voilà bientôt recouvert d’une multitude d’insectes de toutes sortes qui nous transforment en draps de chasse. Ce fourmillement continuel nous oblige à partir bien calfeutré pour affronter le tourbillonnement incessant de ces stars éphémères grisées par les feux de la rampe. Chaussures fermées, pantalon long rentré dans les chaussettes, chemise à manches longues boutonnée jusqu’en haut et col relevé sont notre lot quotidien. Et fin du fin pour les nuits les plus peuplées, chapeau avec voilette afin que tous nos petits amis ne nous rentrent pas maladroitement dans les oreilles, le nez et les yeux. Ici point d’agressivité mais si elles se sentent agressées, elles se défendront tout naturellement et leur nombre colossal peut transformer une longue nuit en un calvaire de piqûres et de démangeaisons. D’ailleurs, les porteuses d’aiguillons nous accompagnent depuis nos premières chasses avec une belle constance. Un nombre considérable d’abeilles s’agglutinent sur le drap derrière la black-light, cette ampoule qui n’émet presque que des ultra-violet. Elles forment de belles grappes mouvantes qui raviraient sans doute des apiculteurs locaux qui pourraient récolter ces essaims prometteurs. Elles ne sont pas agressives mais mieux vaut éviter qu’elles ne rentrent sous les chemises. Leurs dards entreraient rapidement en action pour nous rappeler que nous sommes sur leur territoire. Petite accalmie dans la nuit chaude et humide. Le foisonnement s’est ralenti malgré la touffeur qui n’a pas décrue. Ce petit passage tranquille nous permet de souffler un peu. Quelques mouches et quelques papillons communs volettent mollement autour des ampoules. Petite pause à l’écart, assis sur un chablis. Voilà notre banc, le tronc d’un grand géant abattu qui gît tristement au milieu des rizières défrichées transformées temporairement en champ de tabac. Il est sans doute à terre depuis quelques années mais son bois solide ne s’est pas encore résigné à mourir, ni envahir par les insectes et autres champignons parasites. Le temps à eu raison de son épiderme et il a perdu son écorce certes, mais cette desquamation nous dévoile son aubier lisse et grisâtre, dense et massif. Et il n’a finalement rien perdu de sa noblesse. Nous ne sommes sans doute pas assez respectueux de ce fauteuil improvisé qui nous permet de reposer nos jambes fatiguées et échanger nos impressions de la journée. Petite trêve salutaire au cœur des ténèbres. Le temps s’arrête, le temps ne compte plus. Nous sommes dans ces forêts laotiennes isolées, coupés de la civilisation. Plus d’horaires, ou presque, de téléphone (ou presque aussi), plus de montre pour ma part et plus de circulation sauf le seul véhicule qui puisse arriver ici. Les fameux tak-tak qui viennent nous ravitailler de temps en temps. Cette petite carriole tirée par un motoculteur est un véhicule hybride et curieux, croisement d’un engin agricole et d’un attelage hippomobile de l’ancien temps. Nonobstant, nous savourons chaque instant dans le calme et la plénitude de la nature tropicale. Tout à coup nos sens sont en alerte. Un vrombissement lourd et caractéristique se fait entendre, nous sortant de notre assoupissement temporaire. Il est annonciateur d’un gros porteur qui prépare un atterrissage incertain. Et, en effet, un gros Coléoptère s’abat pesamment au sol. C’est un magnifique représentant de la famille des Dynastidae. Un rhinocéros comme on les appelle communément. Sauf que celui-là, à la différence de ces congénères, ne portent pas de cornes extravagantes sur le thorax ou sur la tête. Il n’a pas, pour autant, aucun caractère sexuel secondaire. Ceux-là qui permettent, dans cette famille, de distinguer si facilement la plupart des mâles de leurs femelles respectives. Lui, son attirail de guerre pour la conquête du sexe opposé, est composé d’immenses pattes antérieures armées d’épines redoutables. Nous l’abordons avec circonspection car nous savons que ces insectes, bien que n’ayant aucun venin et de bien trop petites mandibules pour nous mordre, peuvent, malgré tout, par leur force prodigieuse eu égard à leur taille, nous pincer très fortement avec leurs grands « bras » armés d’épines acérées. C’est donc avec les précautions d’usage que nous découvrons ce beau mâle du genre Cheirotonus dont les larves, gros vers blancs de la taille d’une saucisse, se nourrissent de terreau et d’humus.
Recycleur indispensable de la matière organique comme tous les Scarabéidés et autres insectes saproxylophages. D’autres recycleurs sont aussi attirés par notre phare planté au milieu de cet océan vert. Voilà les bousiers qui viennent tournoyer et s’abattre, désorientés, sur nos nappes qui, un temps, furent immaculées. Quelques nuits de capture ont eu raison de leur blancheur originelle. Mais nous ne pourrons leur servir leur repas préférés bien qu’ils aient pu croire que nous ayons dressé la table à leur intention. Nous ne satisferont donc pas leur festin de crottes, bouses et autres excréments qui forment leur menu quotidien. Dans cette famille, certains mâles portent aussi de belles cornes mais ceux qui sont venus nous voir ce soir en sont dépourvus. Soyons patient, d’autres guerriers viendront peut-être plus tard. Quoi qu’il en soit nous pourrons quand même observer des soldats puissamment armés malgré leur petite taille et leur élégance sans pareille. Ce sont les cicindèles, redoutables prédateurs, chasseurs émérites, pattes déliées et vol rapide, qui traquent d’autres insectes à la course ou en volant. Leur livrée étant au diapason de leurs dents acérées, ce ne sont que chatoiements métalliques, gemmes multicolores, petits bijoux somptueux mais redoutables. Voici une livrée bleue nuit avec liseré vert, là des taches crèmes agrémentent les élytres vert sombre. Certaines poussent même la coquetterie jusqu’à posséder une pilosité blanche sur le devant de leurs mandibules. Tiens encore une nouvelle espèce qui a opté pour une livrée arc en ciel, on croirait qu’elle a choisi chez son couturier la robe la plus bigarrée qui soit pour être la plus belle pour ces festivités nocturnes. Nous ne nous lasserons pas de les observer, dès le lendemain, sous la loupe binoculaire. Elles nous dévoilerons encore des détails insoupçonnés de leur intimité colorée, de leurs métalliques iridescences. Joyaux sortis du plus bel écrin qui soit, la nature vierge, pourvoyeuse des plus grandes beautés et des plus grandes émotions. Bien qu’aguerris à ce genre d’observation, nous sommes étourdis, mais jamais blasés, par tant de magnificence. Mais voilà qu’un taupin nous rappelle à nos préoccupations entomologiques et fait cesser de facto nos divagations métaphysiques. Ce Coléoptère de la famille des Elateridae arbore, lui aussi, une livrée métallique du plus bel effet, à l’instar de bien d’autres espèces tropicales. Vert cuivré, reflets mordorés, scintillement au cœur des ténèbres. Les adultes de ces insectes ont la faculté, s’ils sont sur le dos, de se remettre sur le ventre par l’action d’un éperon situé au niveau de la partie ventrale du thorax. Un clic est c’est reparti. Les anglophones, toujours très pratiques, les appellent d’ailleurs les « click beetles ». En voilà un autre, encore plus gros, qui déploie ses antennes flabellées, c’est-à-dire en feuillets allongés. Il est d’un beau brun luisant, uniforme, tel la coque d’un fruit et se confond tout à fait avec son univers de bois et d’écorce. Une nouveauté discrète mais étonnante vient se poser timidement sur le drap. C’est un petit charançon avec sa tête exagérément allongée. Ses pièces buccales se trouvent à l’extrémité d’un très long museau, à l’instar de nos petits rongeurs de noisettes et châtaignes européens. Nous commençons, avec ce grignoteur d’un demi-centimètre, à descendre dans des gabarits plus modestes. Mais la grosseur ne fait pas tout et la plupart des insectes sont de taille très modeste et c’est bien chez ces lilliputiens que nous avons encore tout à faire en termes de découverte. Mon cher Henri-Pierre, dit HP, donne souvent, pour échantillonner tout ce petit monde difficilement discernable parmi la foule des grands soirs, un large coup de flacon sur le drap pour récolter, un peu au hasard, tous ces « micro ». J’y vais à la louche, comme il le dit lui-même. Mais ces manœuvres aléatoires ne sont pas toujours infructueuses et nous avons souvent, le lendemain matin, la surprise de voir apparaître sous la loupe, des espèces qui nous auraient autrement échappées. Mais nous pourrions croire, malgré leur nombre, que seuls les Coléoptères goûtent les clartés de notre dispositif. Il n’en est rien évidemment et les papillons occupent aussi une place importante dans la classe des insectes et sont évidemment bien représentés sur le drap. De petites espèces qui pourraient, de loin, sembler insignifiantes, se révèlent être, elles aussi, de véritables merveilles aux parures dignes des plus grands couturiers. Ceux-ci s’inspirant souvent de ceux-là, tant l’homme n’a souvent fait que copier la nature. Il est vrai que c’est un grand laboratoire qui travaille depuis quelques milliards d’années… Voici des Sphinx, puissants voiliers et manteaux de velours bigarrés. Celui-là n’est qu’un camaïeu de brun et de vert parfaitement invisible sur son support naturel. Pour cet autre, robe vert vif aux ailes antérieures, rose fuchsia aux postérieures. Quel défilé de haute couture ! Mais la taille ou l’esthétique ne font pas tout et ce soir l’émoi est au rendez-vous parmi notre petit groupe de noctambules d’un genre bien particulier, bien que la bête qu’il attendait tant n’ait rien de très spectaculaire. Une petite espèce, qui lui a été récemment dédiée par un spécialiste, vient d’être retrouvée par notre collègue Steeve Collard. Il ne peut contenir son émotion devant cette bête rare qui n’était connue que par un couple trouvé par lui au Laos voilà quelques années et dont la quête était une de ses motivations principales. Le voilà récompensé par le troisième exemplaire de cette petite espèce grisâtre parsemée de taches verdâtres qui, malgré son intérêt patrimonial, ne paye pas de mine. La joie passée, nous reprenons notre ouvrage. Telles de consciencieuses couturières nous inspectons tous les plis et replis de la toile. Sage précaution car voilà une robe d’hermine constellée de rubis tranquillement posé dans une ondulation du tissu. Infime delta de beauté prêt à reprendre son vol tourbillonnant pour disparaître dans le néant et dont l’espèce n’est peut-être même pas connue. Qu’importe, laissons du travail à nos successeurs en espérant que la forêt, ou plus généralement le biotope qui l’héberge, n’ait pas été détruit d’ici là. Nous faisons un pari fou sur l’avenir… Nous le savons car nous avons tant d’exemples de stations, biologiquement riches, détruites, rasées, transformées en champ de soja ou autres plantations de palmiers à huile, que nous ne nous faisons guère d’illusions. Plus loin des dessins géométriques délimitant des plages jaune, chamois et beige contrastées du plus bel effet. Triangles et losanges qui finissent par créer une structure que ne renieraient pas nos architectes de l’étoile des cimes. Cet univers des petits Lépidoptères est proprement fabuleux et chaque nuit apporte son lot de merveilles toutes plus extravagantes les unes que les autres. Oh bien sûr, les grandes espèces ne sont pas moins belles, seulement plus voyantes et plus connues du grand public. D’ailleurs, dans une chorégraphie désordonnée, un grand Saturnidae (ou Attacidae) perce la nuit et nous rejoint avec de grandes orbes amples et majestueuses. Ces grands voiliers nocturnes sont d’une beauté rare. Leurs couleurs chatoyantes sont composées, à l’instar des autres papillons, par de très petites écailles colorées, d’où le nom de leur ordre, les Lépidoptères. En grec Lepidos voulant dire écaille et Pteron aile. Ces écailles sont disposées et imbriquées sur l’aile membraneuse comme les tuiles d’un toit et l’on peut se rendre compte de leurs absences ponctuelles chez cette famille de papillons où l’on observe des « fenêtres » translucides qui en sont dépourvues. Elles forment, avec les ocelles (taches rondes mimant de grands yeux), des dispositifs servant à effrayer les prédateurs éventuels en les faisant passer pour ce qu’ils ne sont pas. Un rappel olfactif nous indique que les punaises viennent aussi voir ce qui se passe ici. De grands gendarmes bicolores, peut-être en service commandé, viennent faire leur rapport. Uniformes rouge et noir parfaitement repassés, ils viennent étaler leurs grandes antennes inquisitrices. D’autres sont aussi parés de leurs plus beaux atours. Mais prudence, sous ces tailleurs de soie ou de satin, aux plis et cols impeccables, se cachent parfois de dangereuses croqueuses d’insectes. Les Reduviidae ou Réduves sont toujours prêtes à enfoncer leur rostre pour sucer l’intérieur de leur proie. Les anglophones les appellent très justement « Assassin bugs ». Une de nos plus fidèles admiratrices, porte, soir après soir, une très seyante robe rouge corail avec un chemisier noir et de petites antennes plumeuses qui tiennent lieu de boa vaporeux afin d’apporter une dernière touche à l’élégante tenue de soirée. Quelle coquetterie pour dissimuler un rostre redoutable et des mœurs carnassières ! Evoquons, pour finir, des groupes plus minoritaires mais non moins intéressants. De gracieuses demoiselles, un peu perdues dans ce tumulte, serrent, au dessus de leur abdomen allongé, leurs ailes fines et diaphanes pour qu’elles ne soient pas abîmées par cette assemblée hétéroclite et surexcitée. Ces petites libellules sont des objets précieux qui semblent bien fragiles au milieu de ce tumulte. Leurs lointaines cousines de l’ordre des Névroptères, viennent aussi sporadiquement. Bien qu’un peu ressemblante morphologiquement, elles ne font pas partie du même ordre d’insecte. Certaines espèces sont plus connues du grand public par leurs larves carnassières. Ce sont les fameux fourmis-lions qui se tiennent en embuscade au fond d’un entonnoir sablonneux pour attraper les fourmis curieuses et imprudentes. Ce sont des holométaboles, comme les scarabées, les mouches, les papillons et bien d’autres ordres. Le changement, lors de la métamorphose, est complet et radical et leurs larves ne ressemblent pas aux adultes. Ils sont donc bien différents des stades larvaires avec leurs voilures délicates et diaprées. L’histoire de la vie continue de défiler devant nos yeux émerveillés et l’on pourrait poursuivre cet inventaire à la Prévert à l’infini et citer tellement d’autres groupes et d’autres espèces si le temps ne nous était pas compté. Mais les heures ont passées, la fatigue se fait sentir, la vision se trouble, les paupières sont lourdes et nous décidons d’abandonner la place qui, à l’arrêt du groupe électrogène, retournera dans l’obscurité. Tout notre petit monde se dispersera bientôt, qui à la recherche d’un partenaire, qui à la recherche d’une proie, qui à la recherche d’un abri sûr pour se dégriser tranquillement de cette soirée décidément bien agitée. Nous regagnons nos pénates, pensifs, dans la chaleur de la nuit tropicale. Le pas est lent et mesuré. Nous foulons doucement l’herbe grasse, toute humide de la rosée nocturne. Le camp est silencieux, assoupi après une journée d’intense activité. Quelques petites grenouilles bondissent devant nous et coupent rapidement notre trajectoire. Dernière escorte avant de regagner nos lits de toile, de petites lumières clignotent dans la nuit pour nous montrer le chemin. Les Lampyridae ou vers luisants sont venus nous accompagner de leur évanescentes phosphorescences. Faible signal de vie au milieu de l’immensité de la nuit. Sans doute n’arriverons-nous pas à nous endormir facilement après avoir tant pénétré l’intimité du monde, notre monde. Celui-là même qui nous a fait naître et émerger, croître et prospérer. Celui dont nous faisons intégralement partie même si nous avons trop tendance à l’oublier. Un des grands défis des décennies qui viennent, si l’humanité veut affronter sereinement l’avenir, sera de nous réconcilier avec la nature car nous en faisons absolument partie. Il n’y a pas l’homme et la nature mais une seule entité, la vie, dont nous ne sommes qu’un maillon. Si nous pouvions, enfin, entrer dans l’unité du monde, pleinement et inconditionnellement. Non biologiquement évidemment, puisque c’est un fait, mais bien moralement et spirituellement. Si nous pouvions aimer la vie, ce miracle permanent, aussi intensément qu’elle le mérite, nous n’aurions plus à craindre les années futures. Ma méditation s’achève et je finis par sombrer dans le sommeil, demain sera un autre jour, d’amour et de combat. Combat pour la vie, combat pour le respect de la vie, combat pour rester dans l’amour, qualité première sans laquelle nous ne pourrons survivre.
Jean-Yves Meunier – Entomologiste IRD
Autoportrait de Jean Yves Meunier
Merci pour ces pages de pure prose poétique. Il me semblait parfois lire du Jean-Henri Fabre (j’espère que vous apprécierez le compliment !). Bon retour.
Merci pour ce beau commentaire que j’apprécie au plus haut point. Quel plus beau compliment, en effet, que d’être comparé à un maître tel que Jean-Henri Fabre ? Ce poète des insectes dont je recommande d’ailleurs la lecture à tous, tant son style est magnifique et imagé. Évidemment on ne pourra parcourir qu’un morceau des Souvenirs entomologiques car l’intégralité serait sans doute longue et fastidieuse pour un non spécialiste (quoique…). Pour le reste me voilà de retour, la mission est terminée et j’ai plein de beaux souvenirs en tête (en plus des insectes et des photographies évidemment).
On se sent un peu comme un petit insecte attirés par la lumiére de l’ecran et bu toute la clartée de vos mots,bonne continuation.
Merci de nous faire partager avec des mots si sensibles la perception et l’émerveillement devant le vivant. La fin de votre texte me touche particulièrement. Je suis heureuse que mon fils Sylvère ait pu découvrir tout cela avec vous!
Merci à toute l’équipe!
Françoise
Merci pour ce bel article empli d’espoir, de poésie et de respect.
C’est un texte très beau et intéressant Jean-Yves, merci d’avoir partagé tes impressions personnelles avec un public néophyte. Pour ma part je souhaiterais commenter une de tes phrases en particulier: « Si nous pouvions aimer la vie, ce miracle permanent, aussi intensément qu’elle le mérite, nous n’aurions plus à craindre les années futures. »
Connais-tu la phrase de Gandhi « Soyez le changement que vous voulez voir dans le monde »? C’est grâce au travail d’individus passionnés comme toi (et toute l’équipe de l’opération canopée) que les gens réaliseront leurs erreurs et changeront un jour d’attitude et de politique envers la nature. Il faut donc continuer à montrer l’exemple, à « rester dans l’amour » comme tu le dis si bien, mais aussi à rester dans la confiance en l’avenir.
Non mais c’est quoi ce flot de paroles? On se croirait en pleinn delire!!!!